Sat. Oct 5th, 2024

Luxembourg, 4 octrobre 2024

Arrêt de la Cour dans l’affaire C-633/22 | Real Madrid Club de Fútbol

Liberté d’expression : l’exécution d’un jugement condamnant un journaliste et un éditeur de presse au paiement de dommages-intérêts doit être refusée pour autant qu’elle viole la liberté de la presse

Tel est le cas si ces dommages-intérêts sont manifestement disproportionnés et risquent de dissuader la presse dans l’État membre requis de relayer des sujets présentant un intérêt général légitime

En vertu du droit de l’Union, les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres et sont mises à exécution après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. Toutefois, l’exécution d’un jugement condamnant un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages- intérêts pour atteinte à la réputation d’un club sportif doit être refusée lorsque et pour autant qu’elle entraîne, dans l’État membre requis, une violation manifeste de la liberté de la presse. Tel est le cas si ces dommages-intérêts sont manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation en cause et risquent d’avoir un effet dissuasif dans l’État membre requis sur la couverture médiatique de questions analogues à l’avenir.

Il y a presque 10 ans, le journal Le Monde et l’un de ses journalistes ont été condamnés en Espagne pour la publication, en 2006, d’un article faisant état de liens entre le club de foot du Real Madrid et l’instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme. Ayant jugé que l’article était diffamatoire et portait atteinte à la réputation du club et à un membre de son équipe médical, la justice espagnole a condamné la société éditrice du Monde et le journaliste solidairement à des dommages-intérêts. Le montant total des condamnations s’élevait à la somme de 390 000 euros en faveur du Real Madrid et de 33 000 euros en faveur de ce membre de son équipe médical.

Le Real Madrid a demandé l’exécution de ces décisions espagnoles en France (l’État membre requis). En 2020, la cour d’appel de Paris a cependant rejeté sa demande en recourant à la clause de l’ordre public1. Selon elle, l’exécution en France de cette condamnation y aurait un effet dissuasif pour les journalistes et les organes de presse dans leur participation à la discussion publique des sujets qui intéressent la collectivité : elle violerait donc la liberté de la presse.

Saisie de l’affaire, la Cour de cassation française demande à la Cour de justice si, dans l’ordre juridique de l’Union, une violation de la liberté de la presse peut justifier le recours à la clause de l’ordre public.

La Cour juge que l’exécution d’un jugement condamnant un journal et l’un de ses journalistes pour atteinte à la réputation d’un club sportif doit être refusée pour autant qu’elle aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que garantie par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Selon la Cour, une telle violation manifeste de la liberté de la presse relève en effet de l’ordre public de l’État membre requis et constitue un motif exceptionnel de refus d’exécution.

La Cour précise que, si les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite doivent disposer de la possibilité d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les atteintes à leur réputation, toute décision accordant des dommages-intérêts pour une atteinte causée à la réputation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité entre la somme allouée et l’atteinte en cause.

La Cour rappelle qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’ampleur imprévisible ou élevée d’un montant de dommages-intérêts par rapport aux sommes allouées dans des affaires de diffamation comparables, ou encore l’octroi d’une réparation excédant le dommage matériel et moral réellement subi, sont de nature à avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de la presse.

La Cour ajoute qu’il appartient au juge national d’apprécier si les dommages-intérêts alloués sont manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation en cause et risquent d’avoir un effet dissuasif dans l’État membre requis sur la couverture médiatique de questions analogues à l’avenir. Dans l’hypothèse où elle constaterait l’existence d’une violation manifeste de la liberté de la presse, cette juridiction devrait limiter le refus d’exécution desdites décisions à la partie manifestement disproportionnée, dans l’État membre requis, des dommages-intérêts alloués.

RAPPEL : Le renvoi préjudiciel permet aux juridictions des États membres, dans le cadre d’un litige dont elles sont saisies, d’interroger la Cour sur l’interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d’un acte de l’Union. La Cour ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l’affaire conformément à la décision de la Cour. Cette décision lie, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire.

Document non officiel à l’usage des médias, qui n’engage pas la Cour de justice. Le texte intégral et, le cas échéant, le résumé de l’arrêt sont publiés sur le site CURIA le jour du prononcé.

1 Le droit de l’Union prévoit qu’une décision n’est pas reconnue si sa reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.

Source: La Cour de Justice (par e-mail)

 

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