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Cour de justice de l’Union européenne

Ordonnance de la vice-présidente de la Cour dans l’affaire C-204/21 R

Commission/Pologne

Luxembourg, le 14 juillet 2021

La Pologne doit suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives notamment aux compétences de la chambre disciplinaire de la Cour suprême


Les moyens de fait et de droit avancés par la Commission justifient l’octroi des mesures provisoires sollicitées

Par son arrêt du 19 novembre 2019 1, la Cour, interrogée par le Sąd Najwyższy – Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych (Cour suprême, chambre du travail et de la sécurité sociale, Pologne) a constaté notamment que le droit de l’Union s’oppose à ce que des litiges concernant l’application de ce droit puissent relever de la compétence exclusive d’une instance ne constituant pas un tribunal indépendant ni impartial 2. Par la suite, statuant dans les litiges ayant donné lieu à sa demande de décision préjudicielle, le Sąd Najwyższy – Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych, dans ses arrêts du 5 décembre 2019 et du 15 janvier 2020, a jugé en particulier que l’Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire, Pologne) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) ne peut pas être, compte tenu des conditions de sa création, de l’étendue de ses pouvoirs, de sa composition ainsi que de l’implication de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) dans sa constitution, regardée comme étant un tribunal au sens tant du droit de l’Union que du droit polonais.

Le 14 février 2020 la loi modifiant la loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun, la loi sur la Cour suprême et certaines autres lois (ci-après la « loi modificative ») est entrée en vigueur.

Estimant que les dispositions nationales en vigueur violent le droit de l’Union, la Commission a introduit, le 1er avril 2021, un recours en manquement devant la Cour de justice 3. En particulier, selon la Commission, la loi modificative interdit à toute juridiction nationale de vérifier le respect des exigences de l’Union relatives à un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi. Par ailleurs, seraient contraires au droit de l’Union tant les dispositions établissant la compétence exclusive de l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, Pologne) du Sąd Najwyższy pour examiner les griefs et les questions de droit concernant l’absence d’indépendance d’une juridiction ou d’un juge que celles permettant de qualifier d’infraction disciplinaire l’examen du respect des exigences de l’Union relatives à un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi. Enfin, en habilitant la chambre disciplinaire, dont l’indépendance et l’impartialité ne seraient pas garanties, à statuer sur des affaires ayant une incidence directe sur le statut et l’exercice des fonctions de juge et de juge auxiliaire, telles que, d’une part, les demandes d’autorisation d’ouvrir une procédure pénale contre les juges et les juges auxiliaires ou de les arrêter, ainsi que, d’autre part, les affaires en matière de droit du travail et des assurances sociales concernant les juges du Sąd Najwyższy et les affaires relatives à la mise à la retraite de ces juges, la Pologne aurait enfreint le droit de l’Union. En outre, les dispositions nationales contestées enfreigneraient le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel.

Dans l’attente de l’arrêt de la Cour qui mettra fin à l’affaire C-204/21 (ci-après l’« arrêt définitif »), la Commission a demandé à la Cour, dans le cadre d’une procédure en référé, d’ordonner à la Pologne d’adopter les mesures provisoires suivantes : 1) suspendre, d’une part, l’application des dispositions en vertu desquelles la chambre disciplinaire est compétente pour statuer sur les demandes d’autorisation d’ouvrir une procédure pénale contre des juges ou des juges auxiliaires, de les placer en détention provisoire, de les arrêter ou de les faire comparaître, et, d’autre part, les effets des décisions déjà adoptées par la chambre disciplinaire et autorisant l’ouverture d’une procédure pénale contre un juge ou son arrestation, et de s’abstenir de renvoyer les affaires susmentionnées devant une juridiction qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance définies, notamment, dans l’arrêt A. K. e.a. précité ; 2) suspendre l’application des dispositions sur la base desquelles la chambre disciplinaire est compétente pour statuer sur les affaires relatives au statut et à l’exercice des fonctions de juge du Sąd Najwyższy, notamment sur les affaires en matière de droit du travail et des assurances sociales ainsi que sur les affaires relatives à la mise à la retraite de ces juges, et de s’abstenir de renvoyer ces affaires devant une juridiction qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance définies, notamment, dans l’arrêt A. K. e.a. précité ; 3) suspendre l’application des dispositions permettant d’engager la responsabilité disciplinaire des juges pour avoir examiné le respect des exigences d’indépendance et d’impartialité d’un tribunal établi préalablement par la loi ; 4) suspendre l’application des dispositions nationales, dans la mesure où elles interdisent aux juridictions nationales de vérifier le respect des exigences de l’Union relatives à un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi ; 5) suspendre l’application des dispositions établissant la compétence exclusive de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques pour examiner les griefs tirés de l’absence d’indépendance d’un juge ou d’une juridiction ; 6) communiquer à la Commission, au plus tard un mois après la notification de l’ordonnance (de la vice-présidente) de la Cour, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.

Selon la jurisprudence de la Cour, de telles mesures provisoires ne peuvent être accordées par le juge des référés que 1) s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et 2) si ces mesures sont urgentes, en ce sens qu’il doit être nécessaire qu’elles soient édictées et produisent leurs effets avant la décision finale, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de l’Union. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence.

Par son ordonnance de ce jour, la vice-présidente de la Cour, Rosario Silva de Lapuerta, fait droit à toutes les demandes de la Commission jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif.

Premièrement, s’agissant de la condition relative à l’existence d’un fumus boni juris, la vice- présidente souligne qu’il ne saurait, à première vue, être exclu que la législation polonaise contestée par la Commission dans le cadre du recours au fond viole les exigences découlant du droit de l’Union. Par conséquent, les arguments avancés par la Commission apparaissent, à première vue, comme étant non dépourvus de fondement sérieux. Dès lors, la condition relative au fumus boni juris est remplie.

Deuxièmement, quant à la condition relative à l’urgence, la vice-présidente observe tout d’abord que le fait que l’application des dispositions nationales, en ce qu’elles attribuent à la chambre disciplinaire, dont l’indépendance pourrait ne pas être garantie, la compétence pour statuer dans les affaires en matière de droit du travail et des assurances sociales concernant les juges du Sąd Najwyższy, dans celles relatives à la mise à la retraite de ces juges ainsi que dans celles relatives à l’autorisation d’engager une procédure pénale contre les juges ou les juges auxiliaires du système judiciaire polonais ou de les placer en détention provisoire est susceptible de causer un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union. De même, le fait que, en raison du maintien des effets des décisions de la chambre disciplinaire autorisant l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre d’un juge, l’indépendance des juges du Sąd Najwyższy et des juridictions de droit commun ne faisant pas l’objet de ces décisions puisse ne pas être garantie jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif est susceptible d’entraîner un préjudice grave et irréparable au regard du droit de l’Union, d’autant plus que l’exercice de la fonction judiciaire au cours de cette période reviendra à la seule charge de ces juges. Ensuite, la vice-présidente estime que le fait que, en raison de l’application des dispositions nationales contestées, les juridictions polonaises puissent être empêchées, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, de vérifier le respect par un juge ou par une juridiction des garanties inhérentes à une protection juridictionnelle effective, est susceptible de compromettre, pendant cette période, l’indépendance des juridictions polonaises. L’application de ces dispositions est, par voie de conséquence, susceptible de produire un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union et, partant, aux droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ainsi qu’aux valeurs énoncées à l’article 2 TUE 4, sur lesquelles cette Union est fondée, notamment celle de l’État de droit. Par ailleurs, la vice- présidente considère que l’application des dispositions nationales contestées impliquerait que, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, aucune juridiction nationale ne puisse examiner les demandes concernant la constatation ou l’appréciation de la légalité de la nomination d’un juge ou de sa légitimité pour exercer des fonctions juridictionnelles, ce qui serait susceptible de causer un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union ainsi qu’aux droits des justiciables à un recours effectif. Enfin, le fait que, en raison de l’application des dispositions nationales contestées, d’une part, les juridictions nationales puissent être empêchées, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, de vérifier le respect par un juge ou par une juridiction des exigences inhérentes à une protection juridictionnelle effective et, d’autre part, le régime disciplinaire puisse, jusqu’au prononcé de cet arrêt, être utilisé en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires est susceptible de compromettre, pendant la même période, l’indépendance des juridictions polonaises et, par voie de conséquence, de causer un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union.

Troisièmement, la vice-présidente examine si la mise en balance des intérêts plaide en faveur de l’octroi des mesures provisoires sollicitées. Elle relève que, sans préjuger du bien-fondé de l’allégation de la Pologne selon laquelle la suspension des effets des décisions de la chambre disciplinaire concernant la levée de l’immunité des juges serait susceptible d’entraîner la prescription des infractions commises par ceux-ci, il y a lieu de constater que cet État membre ne fournit aucune indication sur le nombre de décisions dont la suspension des effets pourrait, eu égard aux circonstances particulières entourant ces décisions, entraîner une telle conséquence. De même, la Pologne ne produit aucun élément concret de nature à établir l’existence de décisions de levée de l’immunité d’un juge aux fins d’engager une procédure pénale à son égard pour viol ou pour violence domestique, ayant donné lieu à l’adoption de mesures tendant à la protection des victimes de ces délits. Ainsi, la Pologne n’a pas démontré l’existence d’un risque de survenance du préjudice qu’elle invoque. Par ailleurs, la vice-présidente souligne que compte tenu des effets attachés au principe de primauté du droit de l’Union, la Pologne ne saurait valablement invoquer la contrariété entre les dispositions de droit interne, y compris d’ordre constitutionnel, et les effets que comporterait l’application d’une mesure provisoire ordonnée par la Cour, telle que la suspension des dispositions nationales visées au premier grief du recours au fond, ni le préjudice aux intérêts de cet État membre qui, en raison de cette contrariété, résulterait de l’exécution d’une telle mesure. En tout état de cause, un tel préjudice, à le supposer établi, ne saurait prévaloir sur l’intérêt général de l’Union au regard du bon fonctionnement de son ordre juridique. La vice- présidente rappelle que l’exécution d’une mesure provisoire visant la suspension de l’application d’une disposition nationale comporte l’obligation pour l’État membre concerné de garantir la restauration de l’État de droit antérieur à l’entrée en vigueur de cette disposition, cet État membre étant ainsi tenu, dans l’attente de l’arrêt définitif, d’appliquer les dispositions abrogées, remplacées ou amendées par celle dont l’application doit être suspendue. Ainsi, l’atteinte au droit à un tribunal établi préalablement par la loi et au principe de sécurité juridique qui, selon la Pologne, résulterait de la suspension, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, des dispositions nationales contestées ne saurait être établie. Enfin, l’impossibilité temporaire de qualifier comme infraction, en application de dispositions contestées, le fait pour un juge d’avoir contrôlé, dans le cadre de son activité juridictionnelle, le respect des exigences du droit de l’Union relatives à l’indépendance et à l’impartialité d’un tribunal établi préalablement par la loi ne saurait causer le préjudice invoqué par la Pologne.

Lorsque la Commission estime que l’État membre ne s’est pas conformé à l’arrêt, elle peut introduire un nouveau recours demandant des sanctions pécuniaires. Toutefois, en cas de non communication des mesures de transposition d’une directive à la Commission, sur sa proposition, des sanctions peuvent être infligées par la Cour de justice, au stade du premier arrêt.


1 Arrêt de la Cour du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C- 585/18, C-624/18 et C-625/18 (voir également CP n° 145/19).

2 Selon la Cour, tel est le cas lorsque les conditions objectives dans lesquelles a été créée l’instance concernée et les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif, et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et, ainsi, sont susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de cette instance qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer auxdits justiciables dans une société démocratique.

3 Affaire C-204/21.

4 Cette disposition prévoit notamment que l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités.


RAPPEL : La Cour rendra son jugement définitif sur le fond de cette affaire à une date ultérieure. Une ordonnance sur des mesures provisoires ne préjuge pas de l’issue de l’action principale.

RAPPEL : Un recours en manquement, dirigé contre un État membre qui a manqué à ses obligations découlant du droit de l’Union, peut être formé par la Commission ou par un autre État membre. Si le manquement est constaté par la Cour de justice, l’État membre concerné doit se conformer à l’arrêt dans les meilleurs délais.

Document non officiel à l’usage des médias, qui n’engage pas la Cour de justice. Le texte intégral de l’ordonnance est publié sur le site CURIA.

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